Notre article paru dans le CRI de mars 2021, sur les troubles de voisinage, a suscité de nombreuses questions dont certaines ont été posées dans le WEBINAIRE qui fut organisé.
Aussi, croyons-nous utile de poursuivre l'analyse, en partant de deux décisions récentes parues dans la dernière parution du J.L.M.B. (jurisprudence de LIEGE, MONS et BRUXELLES) ; nous les commenterons dans leurs parties qui nous intéressent et tenterons d'en tirer quelques enseignements utiles.
1. Jugement du tribunal civil de Bruxelles du 23 novembre 2018
Les faits de la cause pourraient être résumés comme suit :
Monsieur X demandait une indemnisation pour les dommages subis du fait de l'installation d'un projecteur de lumière sur une Place publique.
Les données présentées par Monsieur X montraient que le projecteur de lumière diffusait une lumière si forte que le faisceau lumineux atteignait également l'arrière des maisons et était susceptible de perturber son sommeil tant la chambre à coucher était inondée de lumière.
Le gestionnaire du réseau d'éclairage public relevait que ce projecteur de lumière poursuivait un objectif légitime de dissuasion du vandalisme et d'expulsion des toxicomanes afin de protéger la paix et la tranquillité publique dans ce lieu.
Que dit le Tribunal ?
Il ne conteste nullement l'application de la théorie des troubles de voisinage et, en sa motivation, précise :
« Conformément à la doctrine des nuisances anormales causées au voisinage, qui découlent de l'article 544 du Code Civil, le maître d'ouvrage des travaux publics causant des nuisances excédant les inconvénients que les riverains doivent subir dans l'intérêt général, doit offrir une compensation pour rétablir l'équilibre rompu par les chantiers voisins...
Les données présentées montrent à suffisance que le projecteur de lumière de la Place était placé si haut et diffusait une lumière si forte que le faisceau lumineux atteignait également l'arrière des maisons...
Il est suffisamment démontré qu'il y avait donc de la lumière dans les pièces arrières de la maison de Monsieur X, ce qui peut être une nuisance ».
Nous reprenons cette décision car elle permet d'expliquer que la théorie des troubles de voisinage ne s'applique pas exclusivement entre des propriétaires de fonds voisins mais peut aussi s'appliquer dans de multiples autres situations.
La construction peut aussi causer un trouble de voisinage.
Ainsi, si, à cause de l'implantation d'un immeuble construit ou à construire, il en résulte ou résultera une perte notable d'ensoleillement, il pourrait être imaginé que le propriétaire du fonds «obscurci» invoque justement cette théorie.
Il a bien naturellement intérêt à l'invoquer, avant que la construction ne démarre, sur base des renseignements qu'il peut obtenir.
Il sera rappelé à cet effet la possibilité d'agir « préventivement », ce qui est très heureusement repris dans la nouvelle disposition applicable à partir du 1er septembre 2021.
Si cette conception générale de l'immeuble à construire peut être une cause d'un trouble de voisinage, une utilisation technique particulière, dans la construction, peut aussi justifier une action sur base de ladite théorie.
Nous pensons à l'apparition de fissures ou un risque de phénomène de déstabilisation du fonds voisin.
Et l'activité de construction, elle-même, peut excéder les inconvénients normaux de voisinage.
Pensons aux passages de véhicules lourds de chantier sur une route d'accès étroite et fragile endommageant celle-ci et permettant un accès difficile pour les riverains.
Un cas malheureux plaidé devant la Cour d'Appel de Mons peut aussi illustrer toutes les applications possibles de cette théorie.
Une Dame Z, pour des travaux de rénovation importants en son immeuble, a recours à un entrepreneur.
Ces travaux, suite à l'absence d'étançonnement suffisant, occasionnent non seulement des dommages à son immeuble appelé à être rénové mais aussi à l'immeuble voisin.
Le propriétaire de celui-ci agit alors en récupération de son dommage en demandant condamnation tant de l'entrepreneur fautif (1382 du C.C.) que du malheureux propriétaire de l'immeuble dans lequel les travaux ont été exécutés.
La Cour a retenu la responsabilité des deux parties, celle du malheureux propriétaire ayant été retenue sur base de cette théorie des troubles de voisinage.
Certains auteurs considèrent que le trouble de voisinage ne pourrait être dirigé contre les constructeurs qui ne sont pas titulaires d'un attribut du droit de propriété, condition indispensable pour permettre l'application de cette théorie.
En effet, l'entrepreneur ne dispose pas d'un droit de jouissance du bien sur lequel s'érige la construction. Il intervient pour compte du maître de l'ouvrage.
Mais la question reste controversée car il pourrait être considéré que l'entrepreneur reçoive la disposition des lieux pendant les travaux et qu'il exerce dès lors sur ceux-ci le contrôle, le gardiennage et aussi la police de chantier.
Comme paraît le reconnaître la jurisprudence française, on pourrait considérer que les constructeurs sont «les voisins occasionnels des propriétaires lésés» durant toute la durée du chantier.
Avec la nouvelle loi applicable dès le 01/09/2021, on peut se poser la question de l'intérêt de cette controverse puisque cette théorie est intégrée dans les textes, et partant, le détour pour l'expliquer, par l'analyse des attributs du Droit de Propriété, serait superflu.
Revenons à la décision commentée. Malgré que le Tribunal Civil de Bruxelles ait retenu l'application de la théorie des troubles de voisinage dans le cas lié à cette projection de lumière excessive, il n'a toutefois pas fait droit à la demande.
Pourquoi?
Le Tribunal a considéré qu'il n'y avait pas « d'informations claires sur l'intensité du faisceau lumineux et les pièces qui en seraient affectées ».
Le Tribunal considère, d'une manière quelque peu sévère, que « les photos soumises ne sont pas très fiables car on ne sait pas d'où elles ont été prises et si elles ont été agrandies ».
Elles « ne montrent pas que l'incidence de la lumière atteint une chambre à coucher et que l'installation de rideaux occultant spéciaux (le demandeur sollicitait le paiement de ses rideaux) était nécessaire afin de pouvoir assombrir la chambre ».
Cela nous permet d'aborder la seconde décision commentée portant principalement sur le mode de preuve des troubles de voisinage.
2. Jugement du tribunal civil du Hainaut - Division Charleroi - du 6 novembre 2019
Les faits de la cause
« Le litige a pour contexte un voisinage difficile entre les parties, Monsieur X imputant à Madame Y les troubles de voisinage qu'il subit (et la responsabilité de ceux-ci) du fait de la présence intempestive de dizaines de pigeons dont il subit les conséquences nuisibles et dont, selon lui, la présence est liée au fait que Madame Y les nourrit ».
Le Tribunal, comme le précise le commentateur de la décision, va raisonner en deux temps :
Il sanctionne le comportement de Madame Y sur base de la théorie des troubles de voisinage pour, ensuite, également relever la faute au sens de l'article 1382 du Code Civil et justifier ainsi la réparation intégrale du dommage subi par le demandeur.
Le Tribunal, dans sa motivation, reprend des principes de base que nous croyons utile d'évoquer :
L'article 544 du Code Civil (d'où dérive actuellement la théorie des troubles de voisinage) doit compenser une rupture d'équilibre mais ne permet pas d'indemniser ce qui excède la limite des inconvénients normaux.
La demande résultant des troubles de voisinage suppose un trouble anormal et la circonstance que ce fait, cette omission ou ce comportement puissent être qualifiés de fautifs, ne fait pas obstacle à l'application de l'article 544 du Code Civil (théorie des troubles de voisinage).
Enfin, la circonstance que le demandeur, qui subit la présence intempestive des dizaines de pigeons, soit locataire de son bien ne l'empêche pas d'agir sur base de cette théorie.
Retenons d'emblée qu'un locataire est en droit d'agir.
Ces principes étant rappelés, voyons comment le Tribunal a pu « asseoir » sa décision.
Rappelons qu'il ne suffit pas d'avoir «un droit », encore faut-il pouvoir le prouver et telle est la principale difficulté lorsqu'on veut voir retenue cette théorie.
Nous avions déjà relevé que diverses attestations concordantes et précises rédigées par des témoins sur base de l'article 961/1 du Code Judiciaire, peuvent entraîner la conviction du Tribunal.
Il en est de même, lorsqu'il y a des éléments infractionnels, d'un rapport de Police qui serait déposé.
Mais d'autres voies peuvent être explorées et le Tribunal les a utilisées.
Nous espérons vivement que cette approche pragmatique du Tribunal de Charleroi puisse être suivie dans l'avenir.
Reprenons la motivation liée aux modes de preuves choisis.
« Les photographies produites et les vidéos que le Tribunal a été amené à visualiser et qui se trouvent sur la clé USB figurant au dossier de Monsieur X établissent la réalité du trouble qu'il invoque ».
Tel est également le cas des photographies et vidéos visualisées à l'audience du 9 octobre 2019, dont la relation du contenu est faite au procès-verbal d'audience »
Les mentions de ce PV d'audience sont d'ailleurs reprises dans le jugement, celui-ci relevant :
« Le Tribunal visionne avec les parties les images de la situation actuelle et quotidienne parmi celles mises sur une clé USB de Monsieur X, clé qui lui est restituée.
Madame Y confirme que la situation visualisée correspond à ce qui se passe actuellement.
Le Tribunal a pu constater des dizaines de pigeons qui se dirigent et sortent de la cour de Madame Y.
Figurent également des photos qui auraient été prises dans la propriété de Monsieur X et qui illustrent des déjections d'oiseaux et plumes de pigeons... ».
Voilà une démarche active d'un Tribunal qu'on ne peut que louer.
Il est accepté le mode de preuve qu'est la vidéo, mode très justement bien cadré puisque celle-ci a été visionnée par le Tribunal avec les parties, le Greffier se chargeant ultérieurement de consigner, dans son procès-verbal, ce que le Tribunal et les parties ont pu visionner.
Gageons que les plaideurs, dans l'avenir, forts de cette avancée dans le mode de preuve ainsi autorisé, pourront mieux expliciter les troubles subis par leurs clients.
Trop de litiges sont « mal » résolus à cause d'une approche trop raide du droit de la preuve, ce qui peut entraîner des jugements peu équitables.
Et c'est dans cette optique que le droit de la preuve a été modifié sur base de l'idée suivante :
« L'art d'un bon système de répartition de la charge de la preuve est de parvenir à une interaction équilibrée entre la sécurité juridique en général et un procès équitable in concreto ».
Et, pour ce faire, on ne peut que louer le fait que les vidéos puissent être visualisées par le Tribunal avec les parties (le principe du contradictoire doit toujours être respecté).
Il serait certes intéressant de voir comment un Tribunal réagirait si une partie défenderesse venait à rejeter et refuser ce système de preuve (vidéo).
Le Tribunal devrait-il alors l'écarter ?
Il faut rappeler que le nouvel article 8.4 alinéas 1 et 2 du Nouveau Livre VIII du Code Civil a inséré un alinéa précisant : « Toutes les parties doivent collaborer à l'administration de la preuve », ce qui a déjà été retenu comme principe général de droit par la Cour de Cassation ». Ce qui a déjà été retenu comme principe général de droit par la Cour de Cassation.
Ainsi, une obstruction systématique à voir des faits produits par une vidéo, pourrait être utilement interprétée par le Tribunal.
Conclusion
Si nous avons poursuivi cette analyse sur la théorie des troubles de voisinage, c'est parce que nous sommes bien conscients, au vu des multiples questions posées, que des troubles « anormaux » peuvent être grandement pénalisant pour bon nombre de justiciables.
Il ne faut certes pas se ruer immédiatement vers un Tribunal dès qu'on les subit.
Il faut encore rappeler qu'ils doivent être « anormaux » et rompre l'équilibre entre fonds voisins.
D'autres voies que judiciaires, pour autant qu'elles soient possibles, doivent être préalablement tentées.
Mais il est important de relever que cette théorie est utile dans bon nombre de cas, parfois supérieurs à ceux initialement envisagés, et que la preuve de ceux-ci peut être présentée par des voies autres que les voies classiques que sont l'écrit et le témoignage.